AAFU
Icone de menu
La gestion des énergies présentes et futures

La gestion des énergies présentes et futures

Une interview recueillie par Neda Ferrier

Jean Audouze, astrophysicien, directeur de recherche émérite au CNRS, Président d’honneur de la Commission nationale française pour l’UNESCO, et John Crowley, ancien fonctionnaire et PDG de PHGD, un groupe de sociétés de conseil pour les énergies renouvelables et l’environnement, ont échangé sur le thème « Energies pour demain » dans un entretien vidéo réalisé par Neda Ferrier pour le Club Mémoire & Avenir. Cet entretien annonçait une Table ronde modérée par Jean Audouze et soutenue par l'AAFU sur « la gestion des énergies présentes et futures » qui s’est tenue au Théâtre de la Ville, à Paris, le 1er Décembre 2023.

Jean Audouze, En 1999 vous avez contribué pour la Commission mondiale d'éthique des connaissances scientifiques et techniques (COMEST) à l’élaboration d’un Cadre d'action sur l’éthique de l’énergie. Qu'est-ce qui a changé ces 30 dernières années dans la production et la consommation énergétique ?

JA : La situation énergétique, initialement bonne, s'est largement détériorée depuis les années 2000, principalement en raison de l'augmentation des coûts énergétiques liée à la privatisation de l'accès à l'électricité en Europe. En France, ce changement a entraîné une hausse des prix, malgré un unique producteur auquel il a été fait obligation de vendre l’électricité à prix relativement bas à différents opérateurs qui en font monter le coût.

Par ailleurs, le secteur nucléaire français a connu des difficultés, aggravées par l'opposition des écologistes et le démantèlement de plusieurs centrales, affectant EDF et Areva. Malgré les solutions existantes pour les problèmes de sécurité, la France a perdu son avance dans l'énergie nucléaire décarbonée.

Il est essentiel d'adopter un mix énergétique équilibré, sans privilégier une source d'énergie spécifique. Par ailleurs, on n’a pas suffisamment œuvré pour l'économie d'énergie, persistant dans un certain gaspillage, un enjeu qu'il faut aborder avec sérieux.

John Crowley, où en sont vos réflexions sur l'exploitation de nouvelles technologies pour une production énergétique plus efficiente,ainsi que sur leur impact sur nos modes de vie?

JC : Traditionnellement, la prospérité d'un pays a été mesurée par des indicateurs comme le PNB, qui ne sont pas toujours significatifs. Un meilleur indicateur serait la consommation d'énergie, étroitement liée à la prospérité et à la modernité. Historiquement, consommer plus d'énergie signifiait être plus prospère, et depuis le 2e tiers du 20e siècle l'électrification est l'indicateur par excellence de la modernité.

Il y a deux façons d'interpréter cette corrélation. La première, erronée, suggère qu'une baisse de consommation d'énergie équivaut à une perte de prospérité. Cette vue, de plus en plus courante, néglige le fait que cette relation est le résultat des systèmes économiques et sociétaux dont nous avons hérités. Il y avait un tournant à prendre dans les années 90 à la faveur d’accords internationaux qui auraient permis d’agir de manière concertée. Or des choix inappropriés au niveau international ont aggravé notre situation énergétique, qui est pire aujourd’hui qu'en 1995 au moment de la première Convention-cadre des Nations Unies sur le changement climatique, qu'en 1998 au moment de l'adoption du Protocole de Kyoto, ou qu'en 2005 au moment de l'entrée en vigueur tardive dudit protocole.

L'autre interprétation, plus correcte mais qui reste problématique, est que nous avons construit des systèmes dont la prospérité dépend de la consommation d’énergie. Notre défi est de séparer ces deux éléments, en se concentrant non seulement sur la décarbonation, mais sur une réduction générale de la consommation d'énergie.

Cela soulève la question de l'efficacité énergétique. Nous avons créé des systèmes où gaspiller de l'énergie est synonyme de prospérité. L'efficacité vise à obtenir les mêmes résultats avec moins d'énergie, tandis que la sobriété implique de renoncer à certains entrants ou résultats jugés facultatifs. La sobriété, un enjeu comportemental, complète l’efficacité, qui est  principalement technique.

Enfin, remplacer les énergies fossiles par les énergies renouvelables, à structure de consommation inchangée, n’est pas suffisant et aura pour effet que de créer des systèmes plus complexes, et probablement plus fragiles, tributaires de révolutions technologiques dont nous ne savons rien. L'enjeu est donc, à l’inverse, de reconfigurer nos systèmes économiques et techniques pour maintenir la prospérité et le bonheur humain dans la durée avec moins d'énergie. La consommation d'énergie devrait être vue comme un moyen d'obtenir des bienfaits (lumière, chaleur, puissance), et réduire cette consommation devrait être perçu comme un gain, non un sacrifice.

On peut trouver des raisons d'espérer dans les dispositifs déployés pendant lhiver 2022-2023 pour permettre aux sociétés européennes de négocier le virage énergétique imposé par la guerre en Ukraine. La consommation en France a pu être réduite d’environ 10% sans sacrifice notable dans les modes de vie. Plutôt que de compter sur les grand-messes internationales que sont les conférences du climat, qui souvent débouchent sur des résultats décevants en raison de la confrontation d'intérêts antagonistes, ne faut-il pas plutôt miser sur l'action individuelle tendant à accroître l'efficacité et la sobriété énergétiques ?

JA : Il est possible en effet de réaliser des économies d'énergie sans altérer notre mode de vie. Ainsi, les Européens vivent aussi bien que les Américains tout en consommant trois fois moins d'énergie. Les États-Unis pourraient réduire significativement leur consommation énergétique sans perte de confort.

La décarbonation est néanmoins essentielle, surtout avec les changements climatiques actuels. Cela implique des solutions à la fois techniques, scientifiques, économiques et politiques. La décision de réduire le nucléaire en France, malgré son rôle dans la décarbonation, a entraîné une augmentation des coûts énergétiques. De plus, la privatisation de l'électricité a été une erreur coûteuse, affectant à la fois l'économie et la capacité technologique.

Face à cet échec, nous devons revoir notre modèle énergétique. Cette table ronde vise à démentir les idées fausses et à discuter des solutions avec des experts. Comme John l'a souligné, nous ne pouvons pas renoncer à l'énergie. Il est crucial d'aborder ce problème avec lucidité et sans biais politique pour trouver les meilleures solutions.

JC : L'hiver 2022-2023 s'annonçait difficile avec des tensions sur le réseau électrique, menaçant sa fiabilité. Cette situation a favorisé une prise de conscience générale de l'importance d'un réseau électrique interconnecté et dépendant du comportement collectif. La disponibilité de l'électricité, autrefois considérée comme acquise, est désormais questionnée et les gens cherchent à prévenir ses défaillances.

Durant l'hiver, une économie d'environ 10 % de consommation électrique a été observée dans le secteur résidentiel et tertiaire. Cependant, des économies plus importantes nécessiteraient de repenser nos équipements et notre rapport à l'énergie.

L'exemple de l'isolation thermique en France montre qu'une grande partie de l'énergie consommée pour le chauffage est perdue, soulignant le besoin d'investissements dans la rénovation thermique et la modernisation des équipements. Cependant, les objectifs ambitieux des pouvoirs publics en matière de rénovation énergétique n'ont été réalisés que dans des proportions réduites.

L'effort pour économiser l'énergie s'étendra sur 20 à 30 ans, avec l'enjeu de chaque nouvel investissement apportant un gain significatif en énergie. Les politiques publiques actuelles se concentrent trop sur des objectifs théoriques à long terme, comme l’objectif de zéro émission nette de gaz à effet de serre d’ici à 2050 - ou dans certains pays en développement 2060 ou 2070. Nul ne sait quel seront à cet horizon le mix énergétique, le contexte géopolitique, les transformations technologiques. Se focaliser sur de tels objectifs à long terme c'est se détourner de ce qui devrait être prioritaire, le chemin immédiat de transformation. Ce chemin doit être pris maintenant, en anticipant les transformations technologiques, notamment dans les domaines du stockage électrique, des biotechnologies, et du nucléaire.

JA : Il est certain que la question du nucléaire évoluera dans les prochaines décennies. Un système énergétique agile et flexible est nécessaire pour intégrer les futures transformations technologiques. Actuellement basé sur la fission, le nucléaire pourrait se tourner vers la fusion, offrant une capacité énergétique supérieure malgré d'importants défis techniques.

La production d'énergie est d'abord un problème de physique, qui devient ensuite économique. Il est crucial d'écouter les spécialistes et de prendre des décisions politiques fondées sur la raison et non sur des dogmes ou des idées préconçues. Cela aidera à résoudre de manière efficace les problèmes énergétiques actuels.

A partir de ce constat d'un chemin à suivre vers une évolution des technologies, comme des structures et des mentalités, quels arguments opposeriez-vous aux partisans des théories de l'effondrement soutenues par certains scientifique? 

JC : Je ne m'oppose pas à l'idée d'effondrement, que je perçois déjà comme une réalité dans le déclin du système dont nous avons hérité. Cette prise de conscience, bien que progressivement acceptée, se heurte encore à de fortes résistances culturelles et idéologiques.

Depuis les travaux du Club de Rome en 1972, nous savons que le modèle du 20e siècle, s'il persiste, mènera à l'effondrement, avec des conséquences déjà visibles dans notre système énergétique et au-delà - on pourrait parler aussi de la santé des océans ou de la production agricole. Face à cela, il est crucial de rendre nos institutions et sociétés plus robustes et résilientes, en recherchant des alternatives durables, même si elles divergent de notre modernité actuelle.

L'effondrement peut être vu comme une opportunité de questionner l'idée un peu folle, inscrite dans notre modernité techno-scientifique, selon laquelle les humains auraient à la fois la vocation et la capacité sans limite de refaire le monde à leur image, image fantasmée de ce qu’ils aspirent à être, des créateurs qui détrônent le Créateur. La modernité est une théologie, qui déplace le lieu de la divinité d'une force extérieure créatrice de l'univers à l'humain lui-même. Nous ne sommes pas condamné à y rester. 

Cette approche me paraît donc féconde intellectuellement. En revanche, je suis fermement opposé aux idées extrêmes qui prônent l'effondrement des institutions et des sociétés pour pour que de leurs ruines renaisse quelque chose de nouveau.

Je suis hostile à ces politiques du pire. Dans ses essais politiques des années 1930-1940, avant ses grands romans La ferme des animaux et 1984, Orwell s'intéressait à des formules du type « On ne peut pas faire d'omelette sans casser des oeufs ». Formule classique d’apologie du totalitarisme et de justification des purges staliniennes, à laquelle Orwell rétorquait simplement : « Où est l’omelette ?»

Donc l'effondrement oui, comme cadre de pensée, mais certainement pas comme une hypothèse pratique à encourager.

Logo Romain Marchand

Logo Facebook